Alain Damasio, le vénère du présent, l’écrivain de science-fiction intranquille, le philosophe, le conférencier, et désormais le musicien, s’accompagne de Yan Péchin, guitariste inclassable indissociable de Bashung, Thiéfaine ou Higelin, pour présenter la version live de son 3ème roman, “Les Furtifs”

Certains comptes rendus de concert sont plus faciles à écrire que d’autres… ici ce n’est pas une mince affaire, parce que la lecture en 2009 de “La Horde du Contrevent” et de “La Zone du Dehors”, les 2 premiers romans de Damasio, a changé ma vie. Son approche philosophique, politique, sémantique d’un genre qui m’a toujours passionné à redéfini les curseurs sur bien des aspects de ma vie. Donc écrire sur un écrivain qui manie les mots comme un joaillier taille une pierre, c’est chaud.

En 2019, après 15 ans d’écriture entrecoupés de conférences, de jeux vidéos, de recueils de nouvelles, Alain Damasio a enfin sorti “Les Furtifs”, et conjointement “Entrer dans la couleur”, un album de “spoken word” avec les guitares triturées de Yan Péchin et la voix de Maude Trutet, alias Mood, dont j’ai parlé ici il y a une éternité avec son ancien groupe “L’effet Défée”. Ce n’est pas un livre audio ni une B.O. instrumentale, c’est un autre vecteur pour partager une sélection de textes issus du roman. C’est troublant, déstabilisant, admirablement produit mais… il manque quelque chose pour que je l’écoute plus souvent.

Il n’est d’ailleurs pas à son coup d’essai multimédia, son premier roman était accompagné d’un DVD avec un court métrage, et la Horde d’une B.O. d’excellente facture par Arno Alyvan. Je pourrais aussi parler de sa participation sur “Bora” avec le musicien de techno minimaliste Rone, mais je m’égare.

Je parle beaucoup d’Alain Damasio, je pense que vous avez compris pourquoi, mais l’alchimie qui se produit avec Yan Péchin est parfaite. Yan joue avec une guitare acoustique, une électrique, des pédales, des boucles… et son approche de l’instrument est unique, ca rappelle un peu Marc Ribot, le guitariste de Tom Waits. Ré-écoutez le live de la tournée des grands espaces de Bashung (ça fait jamais de mal), ce son de guitare, c’est Yan Péchin. On pourrait parler de sound design, mais ce serait réducteur. Damasio, qui en fait une présentation 5 étoiles pendant le concert, le définit comme un peintre qui joue de la palette. On ne saurait le contester.

J’appréhendais un peu ce concert à vrai dire. Les quelques performances live de Damasio avec Rone que j’avais pu voir sur youtube ne m’avaient pas séduit, j’y trouvais un côté à la fois gênant, et admiratif de cette impudeur, cette mise en danger de l’écrivain qui se retrouve derrière un micro. Mais comme il le dit si bien lui-même “Mêlez vous à qui ne vous regarde, car lointaine est parfois la couleur qui fera votre blason”.
Alors, essayons.

Yan Péchin entre seul sur scène, et armé de sa guitare acoustique, il sculpte le paysage sonore avant qu’Alain Damasio n’entre à son tour, et interprète un texte qui raconte la première rencontre entre Lorca et un Furtif, soit le premier chapitre du livre. On ne va pas se mentir, c’est étrange. Comme dans le livre d’ailleurs. Heureusement, entre les morceaux, Alain raconte le contexte, l’aspect plus politique du livre, alors que le spectacle se focalise plus sur l’histoire d’amour entre Lorca et Sahar, et la recherche de leur fille Tishka. Et petit à petit, on tombe dedans. Certaines phrases font mouche. Parfois on a le souffle court et l’œil humide avec l’interprétation d’Alain qui n’hésite pas à hurler la détresse de Sahar sur “La réalité ultime”. Il joue avec les mots, en invente, mélange le présent et le conditionnel, superbe exercice d’équilibre poétique sur “Sahar et Lorca”.

Yan est omniprésent, sans couvrir la voix d’Alain. Il improvise ses ambiances, ressent le texte d’Alain avec une acuité qui fait de ce duo une évidence, et, je pense, permet à Alain de projeter son texte avec toute la passion qui le définit.

Les intermèdes sont l’occasion pour lui de s’aventurer sur son terrain de prédilection. L’histoire se passe à Orange en 2042, où le libéralisme a conduit à la faillite des villes… et à leur privatisation, où libération, comme ils disent. Paris a été racheté par LVMH, Lille par Auchan, et Orange… par orange. Les quartiers, trottoirs, parc, sont accessibles en fonction de votre forfait, standard, premium ou privilège (le pass sanitaire c’était en 2021…). Des capteurs de pression sur les trottoirs analysent votre pointure et votre démarche, pour vous afficher en vitrine du magasin de chaussures un peu plus loin la chaussure faite pour vous, et un RDV chez le podologue peut être confirmé avec votre bague. Mais Damasio se défend d’être pessimiste, et fidèle à sa volte, croit intimement en des micro-révolutions et des prises de consciences individuelles, comme sur “Ici vole Velvi” morceau beaucoup plus onirique sur une guitare éthérée, qui dépeint les toits d’Orange, conquis par les esprits libres, qui symbiosent une société parallèle, en dehors de tout contrôle.

Le 106 mars, le millième doudou vivant a été certifié par l’office informel des enfants crédibles.

“Overmars” est aussi l’illustration parfaite de ces voltes d’optimisme dans cette dystopie, avec une succession de brèves qui redonnent l’espoir : par exemple, le 13 mars, la ville de Nantes a été rachetée par ses habitants et devient la première VAG (Ville Auto Gérée) de France.

Nous sommes la nature qu’on défonce.
Nous sommes la terre qui coule, juste avant qu’elle s’enfonce.
Nous sommes le cancer de l’air et des eaux, des sols, des sèves et des sangs.
Nous sommes la pire chose qui soit arrivée au vivant.
Ok.
Et maintenant ?
Maintenant, la seule croissance que nous supporterons sera celle des arbres et des enfants.
Maintenant, nous serons la nature qui se défend.

Le spectacle se termine sur “Entrer dans la couleur”, qui est un peu un manifeste de la pensée de Damasio. Chaque mot, chaque intonation est pesée. Le fond et la forme. Jamais une conscience écologique ne m’aura semblé aussi naturelle, éloignée de toute notion politique ou mercantile. Juste le fruit d’une réflexion sur ce que nous sommes. Comme il le démontre “Vivre revient alors à accroître notre capacité à être affecté” et surtout sa critique radicale de l’économie de l’attention dictée par nos smartphones, qui régissent nos vies, qu’on le veuille ou non, force la réflexion.

Ils termineront le concert par “Le Slam des Sarabandes”, qu’Alain considère comme assez joyeux. Entre le monde post COVID, post-Ukraine, pre-Ukraine, Macron 2 le retour, post gilets jaunes, post Remi Fraisse, post Michel Zecler, post mains arrachées… bon courage…. bon courage. Uber über alles. Il quittera la scène sourire aux lèvres, poing rageur dressé.

On ressort de la salle un peu groggy, mais élevés, avec une énergie nouvelle.
Ah… et j’ai trouvé ce qu’il manquait à l’album : la puissance du live.

Peut-être n’est-il qu’une seule révolte au fond. Contre les parties mortes en nous. Cette mort active dans nos perceptions saturées et nos pensées qu’on mécanise. Nos sensations éteintes. Être du vif. Relever du vif. Les furtifs portent en eux et nous portent à nous comme un cadeau caché dont le ruban est à défaire. Cette double révolution possible, celle des liens horizontaux à tisser sans cesse hors de nous, et celle des liens verticaux, à intensifier en nous, avec nos ascendances animales. Ce n’est pas l’un ou l’autre, l’un après l’autre, c’est tout ensemble une vitale insurrection, collective, et intime. Pour porter au point de fusion nos puissances, et en offrir l’incandescence à ceux qu’on aime. C’est un alliage et c’est une alliance. Être moins celui qui brûle que celle qui bruisse.

Un triple merci à Ana, et Camille pour l’autorisation de prendre des photos.

 

 

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